Aide-mémoire de crise, première partie

Ce ne sera pas un texte « écrit ». Ni fignolé, ni relu dix fois comme les autres. Je n’ai pas envie, ou plutôt je suis incapable de cette gymnastique, de cet effort. J’assume le retour de ma dépression : d’abord, je me suis sevré de la venlafaxine, le principe actif de l’Effexor, le médicament qui porte en son nom-slogan le programme basal de la société productiviste dans laquelle nous n’en finissons plus de nous noyer, cette société environ quadragénaire qui nous enjoint à l’efficacité et à l’efficience, ses vertus cardinales tout droit sorties d’un manuel de management.

Dans cette société qu’on n’hésite désormais que rarement à considérer comme étant de la merde, une classe spéciale de fonctionnaires de la Conformité se distingue en ce qui me concerne comme étant la classe dont fait partie ma mère. Le terme « fonctionnaire » est évidemment impropre ; ma mère n’est pas, ne fut pas l’agent zélé et empathique d’un État social efficace avant tout à ne laisser personne crever de faim sans toit sur la tête. D’abord, cet État n’existe pas, il faut peut-être le rappeler aux élèves de CM1 et aux fanatiques de la démocratie parlementaire qui passeraient ici par erreur. Ensuite, ma mère, même dans le pays existant qui est le nôtre, aurait pu choisir de travailler à l’hôpital, c’est-à-dire au contact des malades en situation d’urgence ; pour des raisons sans doute largement personnelles, elle a choisi la voie du libéral. Comme la plupart des médecins, elle a choisi de monnayer chèrement sa longue formation et de pratiquer la psychothérapie dite analytique « en ville », c’est-à-dire dans un cabinet privé installé successivement en banlieue parisienne puis dans une préfecture provinciale.

Mais je ne suis ni sociologue ni économiste ni historien, je vais donc m’arrêter là avant de passer clairement pour un imbécile. Ma mère est psychiatre retraitée. Voici un fait. En voici d’autres, des faits, qui datent d’il y a plus de vingt ans et qui ont été récemment tordus dans tous les sens par ma mère (mon bourreau), d’où le besoin pour moi de vite noter ce qui est encore frais dans ma mémoire :

Cataclysme

Nous sommes le 14 mars 2001. Je reçois un courriel de ma sœur, G., 13 ans et demi. Elle me souhaite un bon anniversaire et en quelques mots, deux ou trois lignes maximum, m’explique que pour elle tout va bien, si ce n’est quelques problèmes à l’école, peut-être « avec les relous » de l’école, je ne sais plus. Je ne prête pas particulièrement attention à ces problèmes qui me semblent hélas souvent consubstantiels à l’expérience scolaire. En cela, j’ai été négligent et aujourd’hui je m’en veux.

Le lendemain, dans l’après-midi, ma tante m’appelle en pleurs et m’explique que ma sœur (sa filleule) a fait une bêtise. Mes parents n’ont pas voulu nous alarmer ; ma tante, heureusement, a jugé la situation différemment. J’ai vingt-sept ans et j’ai le droit de savoir. J’appelle mon frère adulte (vingt-cinq ans) dans la foulée, et comme il a selon toute vraisemblance le droit de savoir lui aussi, je l’informe de la situation. La situation, en ce jour magnifique de printemps précoce, est simple et froide : ma sœur adolescente est entre la vie et la mort dans le service de réanimation de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, après avoir fait « une bêtise ».

Quatre-vingt-deux comprimés de bêtabloquants mis de côté pendant des semaines, et le passage à l’acte après m’avoir souhaité un bon anniversaire. Il est impossible de toucher du doigt la détresse absolue qui s’était emparée de cette gamine, à l’école bien sûr mais aussi chez sa mère où chaque week-end la transformait semble-t-il en punching-ball de la compagne de sa mère, sur l’air connu de la Destruction en règle de l’image du père. Il se trouve que deux ans et demi auparavant, à son entrée en sixième, ma sœur avait pris la décision en apparence surprenante d’aller vivre chez son père ; je me rappelle les pleurs et la consternation de ma mère. Puis, sans doute dès l’année de cinquième, et en proie au manque de sa maman, mal contre lequel on n’a pas encore trouvé de remède probant, ma sœur avait voulu revenir chez sa mère. Ceci lui fut refusé à plusieurs reprises au cours des mois ayant précédé son geste fatal. Je n’aurais pas mentionné ces détails relatifs à la vie chez et hors de chez ma mère – détails que j’avais largement oubliés – si ma sœur elle-même ne me les avait rappelés il y a quelques semaines ; ce qui est certain, c’est que cette tentative de suicide, aussi littéralement clinique et préméditée qu’elle l’a été, a été décidée et mise en œuvre dans ce cadre-là, celui du rejet d’une fille de douze, puis treize ans, empêchée de retourner vivre chez sa mère alors même que son petit frère y vivait, pour la simple raison que ma mère (trente-sept, puis trente-huit ans) n’avait pas digéré l’affront originel.

Toute l’histoire de cette femme et de ses enfants est liée intimement aux problèmes de jalousie entretenus par sa compagne, J., une ancienne de ses patientes que ma mère relança (« après la fin de la thérapie », vous jurera-t-elle comme si cela changeait quelque chose à l’aspect déontologiquement discutable de l’affaire) quand celle-ci était encore en couple avec A., une collègue prof de français. Puisque ma sœur avait eu l’outrecuidance de retourner chez son père (l’Ennemi originel, dans ce qui au début ne ressembla qu’à un banal adultère revanchard), il fallait qu’elle paye. On lui refusa donc systématiquement le retour chez sa mère, sans doute sous les prétextes les plus fallacieux, puisqu’il y avait déjà un enfant dans la maison : notre dernier petit frère, dix ans à l’époque. Dans des pays aux mœurs plus rudes, il est probable que d’éminents psychiatres n’auraient pas hésité à demander la rééducation de ma mère après l’avoir forcée à recueillir sa fille. Mais je conjecture… et il est si jouissif de se moquer des psychiatres dans leur ensemble, de cette corporation de flics, que j’aime à m’y vautrer. Je crois profondément que le psychiatre ne s’épanouit qu’en régime autoritaire, comme l’histoire l’a prouvé, et qu’il aspire secrètement au retour de la dictature, ce temps béni où tout ce qui dépasse (moi, comme on va le voir) finit enfin au trou où il a vocation de croupir.

Ma sœur s’en est sortie, après quatre jours de bataille inconsciente, à coups de noradrénaline et d’autres neurotransmetteurs, le temps (interminable) que son corps se débarrasse des substances toxiques. Après, surtout, que mon père, l’ayant entendu tomber du lit dans la chambre d’à côté (je frissonne à l’instant en imaginant qu’il aurait pu être plongé à l’autre bout de chez lui devant un programme télé quelconque et qu’il n’aurait alors rien entendu), eut appelé les secours, démarré un massage cardiaque en les attendant et eut par conséquent sauvé la vie de sa fille, ma sœur. Dans un des pires élans de mauvaiseté de ma mère, que je préfère encore imaginer dicté par sa compagne, elle a osé émettre le doute sur un geste de mon père : une piqûre d’antiémétique qu’il fit à ma sœur car celle-ci ne cessait de vomir. Je suppose qu’il a dû avoir peur qu’elle se déshydrate, je n’en sais rien, je ne suis pas médecin, je n’ai jamais eu à gérer une urgence aussi pressante et anxiogène sur ma propre fille. C’est évidemment grâce à mon père que ma sœur a pu connaître le service de réanimation de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Ma mère n’y fut pour rien, mais elle a émis l’idée que mon père ait pu administrer cette piqûre à ma sœur pour la tuer1.

Je ne pleure même pas. Je suis en train de coucher sur la feuille virtuelle des choses ahurissantes qui, tant qu’elles n’ont fait partie que de la tradition orale, paraissaient moins choquantes. « Oh, maman déconne, là. » Peut-être aussi que l’accusation vicelarde ne me concernant pas, je n’ai pas mesuré son caractère de pure dégueulasserie. Or, écrire ces choses, décider de les enregistrer pour l’éternité, c’est effrayant. Mais je ne pleure pas. Je sais que je peux arrêter quand je veux.

À l’époque, bien sûr, ce suicide heureusement renversé2 a bouleversé la famille entière. Mon frère M., contraint par la situation, a revu mon père et renoué avec lui. Il y aura d’autres ruptures, hélas. Mais en mars 2001 ma sœur a réuni sa famille, mère comprise, autour d’elle ; elle est devenue le centre de l’attention de tout le monde et a modifié nos trajectoires à tous.

Elle resta plusieurs semaines à l’hôpital, dans le service pour adolescents de l’Institut mutualiste Montsouris, qu’on apprendra à connaître. Quels sont, ensuite, les faits irréfutables dont je me souvienne ? D’abord, on cherche une solution pour ma sœur : elle veut habiter chez sa mère. Cela semble assez simple à arranger. Est-ce simple ? Tout sauf simple. Mon père est d’accord, et milite même pour. Mais ma mère pose trop de conditions.

« Pas une pute, quand même »

Alors intervient Cl., qui m’a quitté en février et dont je suis encore amoureux. Nous avons eu une histoire passionnelle pendant près de trois ans, mais c’est fini. Nous sommes restés amis proches, et elle me soutient dans l’épreuve ; je me rappelle d’une longue discussion au téléphone dès le premier soir, j’étais devant les machines à café de l’hôpital, au cours de laquelle elle me rassure, me témoigne son amour et sa foi en l’avenir, me promet en somme qu’elle sera présente. Elle joue son rôle. Quelques jours plus tard, nous dînons ensemble et elle me demande : « Pourquoi tu ne la récupères pas, ta sœur ? » L’existence même de cette question, de cette possibilité théorique, montre bien à quel point mon ex avait confiance en mes parents pour s’occuper de leur fille. La logique, après la tentative de suicide chez mon père médecin, qui n’avait pas réussi à protéger ses armoires à médicaments, était que ma mère – officiellement beaucoup plus « carrée » – recueille sa fille, un point c’est tout, et quels que fussent les foutus sacrifices qu’il y aurait à faire. Mais Cl. pense sérieusement que je dois au moins réfléchir à sa drôle d’idée, qui m’est tout sauf naturelle. Comme ma mère ne cessera d’ailleurs par la suite de m’en blâmer, je me sens encore plutôt ado. L’échec de ma relation avec Cl. est de fait en partie lié à mon côté bordélique, trop insouciant aussi avec l’argent, les impôts, tous ces emmerdements que je remets au lendemain. Il n’empêche, même si elle ne l’a jamais dit explicitement, je reste pour Cl. l’homme de la situation. Je crois qu’elle me surestimait, mais il n’empêche que son étrange idée est flatteuse, elle fait de moi un peu plus un homme, bien que ce soit purement fantasmatique, mais elle fait quand même son chemin et un soir, au restaurant, je la propose à ma mère.

Nous sommes quatre dans ce restaurant franchouillard de la Butte-aux-Cailles : dos à la fenêtre, ma mère est en face de moi ; à ma gauche, il y a mon frère M. et en face de lui J., la compagne de ma mère. Je ne me rappelle plus le déroulement de la conversation. Il est probable que quand nous sommes arrivés au dessert, puis au café, la discussion sur le sujet de la garde ou de la tutelle de ma sœur est finie : ma mère s’y oppose formellement, et je n’insiste pas. Je défends sans doute l’idée d’origine, qui vient de quelqu’un de bienveillant et beaucoup plus neutre que nous, mais je n’insiste pas. À vrai dire, je ne me suis jamais senti prêt pour m’occuper de ma sœur. La discussion a évolué ensuite ailleurs, et pour une raison qui m’échappe, mais qui a sans doute à voir avec le fait que j’ai envie de parler de Cl., que j’aime encore, je décide de dire à ma mère qu’elles ont toutes deux des points communs (aujourd’hui, impossible de me rappeler lesquels). Ma mère psychiatre, professionnelle de la profession, sans doute encore vexée par l’idée saugrenue venue à cette rivale par excellence : « Oui, enfin, moi je ne suis pas une pute, quand même. »

Je fracasse ma tasse de café sur la nappe, j’en fous partout, je suis bouillant de rage, et je me casse. Il n’y a pas d’autres mots, je m’évanouis dans les rues de la Butte-aux-Cailles, j’abandonne cette folle qui non contente de refuser sa fille est assez immature pour se vexer des propos de la femme que j’aime (c’est bien ce qu’était encore Cl. à l’époque et ce qu’elle serait pour moi pendant quelques années de plus) et la traiter de pute sans sourciller devant moi. Je revois le visage impassible de ma mère, un petit sourire naïf aux lèvres. Je persiste à penser qu’elle est incapable de se rendre compte que c’était une insulte. Alors imaginer qu’en plus elle ait pu admettre que c’était aussi une agression de son propre fils…

Mon frère joua ce soir-là le rôle de l’entremetteur, il me courut après et me rattrapa, me convainquit de revenir. Ma mère en pleurs me prendra dans ses bras et me dira « je t’aime » pour la première fois de ma vie. Sa raison pour avoir traité Cl. de pute ? « Elle t’a fait du mal. » Certes, Cl. m’a quitté. J’ai eu une relation tout d’abord adultérine avec elle pendant dix mois, j’en ai souffert, mais j’en ai retiré aussi énormément de plaisir, un plaisir inédit. Nous avons ensuite emménagé et vécu ensemble pendant huit mois, et j’ai été assez grand alors pour pourrir l’atmosphère et me faire du mal tout seul. En outre, au moment de ce dîner à la Butte-aux-Cailles, elle est restée mon amie et nous nous estimons réciproquement. Je n’ai jamais décrit une « pute » à ma mère. Simplement une femme qui est tombée amoureuse de moi et qui a brisé son mariage quelques mois plus tard. (Me revient alors un point commun potentiel entre ces deux femmes, tellement banal : toutes deux ont brisé leur mariage pour quelqu’un d’autre3. Dans le cas de mon ex, qui n’avait pas d’enfant, ce fut pour son amant, célibataire. Dans le cas de ma mère, qui avait quatre enfants, ce fut pour une ancienne patiente qui était en couple. Sur l’emploi de l’insulte « pute », je ne dirai plus rien tant il l’accable. Mais sur le plan de la morale, ma mère n’est pas irréprochable, c’est un fait objectif. Ses actes ont occasionné de la souffrance, directe ou indirecte, fugace ou durable, pour sept personnes. Les actes de Cl., pour deux personnes.)

J’arrête ici, deuxième partie à suivre dans quelques jours. Je ne me relis pas (j’ai déjà a priori viré les erreurs évidentes), qu’on me pardonne les maladresses.


1 Faisant preuve d’abord d’une faiblesse de la réflexion assez ordinaire, consistant à se tromper sur la cause en vertu de la dangerosité de l’effet, et à oublier ce que la locution latine la plus fameuse nous rappelle sans cesse : l’erreur est humaine. Elle n’est pas forcément le fruit d’un acte malveillant, même si leurs effets sont comparables. J’y reviendrai en ce qui concerne ma bite. Ne zappez pas.

2 L’expression « tentative de suicide » est trompeuse. Dans certains cas, un suicide qui avait tout pour réussir est raté par hasard. On peut penser à la série de suicides très élaborés d’Aurore Interligator dans Delicatessen, si on a encore envie de rire. Je n’en voudrais pas à « on » de vouloir se détendre un peu.

3 Bien sûr, je sais qu’on ne brise pas son mariage pour quelqu’un d’autre. Au mieux (ou au pire !) cet autre est un catalyseur.

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