Range quand même ce couteau. J’ai lu les premières pages de ton livre, tu te souviens ? Comme toutes les femmes que j’ai aimées (sors de ce corps, Barbelivien, laisse jouer les adultes), tu cédais parfois à la misandrie. Chez toi, je crois qu’elle était même chevillée à l’âme, ancrée dans chacune de tes blessures. Les arabesques sur tes épaules le clamaient. C’est à ton père, celui qui t’a sauvé la vie, que tu en voulais. Ta mère, qui avait manqué te tuer, s’en sortait mieux à tes yeux.
La scène fondatrice de ce livre que tu n’auras (sans doute ?) jamais terminé, mais qui te hantait, comme te hantait l’idée que je ne t’avais jamais demandé de le lire : une toubib tranche le sexe de son patient, pour l’amour de l’art. J’ai lu ces pages après que tu m’as reproché de ne jamais m’y être intéressé. J’ai bien dû ramer trois jours pour que tu m’envoies le fichier, déployer des trésors de conviction pour t’assurer que vraiment je voulais lire ton roman. Jusqu’ici, je pensais que tu ne voulais pas de mon avis sur ce bébé.
Je lis donc, et ce que je redoutais arrive : je n’aime pas tellement. Ça manque de souffle, et puis ce gimmick épate-bourgeois, épate-connard, la bite tranchée… Tu venais de passer deux ans à me castrer avec minutie, pendant que je t’aliénais moi-même car je n’étais que ça, au fond, un homme intelligent certes et drôle et disons, dans notre petit milieu, leader d’opinion — pour ne pas céder à la stupide expression mâle alpha qui n’excite que la plèbe de losers abonnée aux délires payants des masculinistes nord-américains — mais, hélas, que la voracité de ton désir, son omniprésence, angoissait à en crever. Je l’ai compris depuis (merci docteur) : à part pendant quelques semaines, après le souvenir desquelles je n’ai ensuite cessé de courir en vain, je ne t’ai jamais désirée, je n’ai jamais désiré ton corps. Tu serais peut-être heureuse d’apprendre que j’ai retrouvé la sensation délicieuse et surpuissante du désir, celui qui prend bien au milieu du ventre et ne laisse aucune échappatoire. Tu serais peut-être… Je ne le crois pas, bien sûr. Je crois que l’apprendre aujourd’hui, apprendre qu’après notre chemin de croix — alors que tu m’aurais sans doute promis l’asile — j’ai su faire en quelques mois redémarrer mon corps te donnerait l’envie de ressortir ce couteau.
Par ce premier chapitre, tu m’avais dit quelque chose de toi. Tu rêvais de nous trancher la queue après utilisation. Je t’avais donné quand même mon avis, un peu professionnel mais pas trop, à tâtons, sur des œufs, sachant trop que tu aurais pu te tuer à l’époque d’échouer à pondre ce chef-d’œuvre que tu pensais couver ; tu hésitais entre deux langues et ça se sentait à chaque phrase. Je t’avais découverte brillante par moments, mais ce livre n’allait pas, tu avais comme désappris d’écrire. J’ai été prudent, autant que possible. Je n’étais pas très amateur de ce qui était narré là.
Toutes les femmes que j’ai admirées ont en elles un peu de Valerie Solanas, sinon ce n’est pas drôle. Enfin, toutes… Sournoise reconstruction. Mais disons toutes quand même, oublions les autres, chérie-piquons dans la joie. Valerie Solanas :
Chaque homme sait, au fond de lui,
qu’il n’est qu’un tas de merde sans intérêt.
Tu avais ce côté punk, et tu semblais moins folle que Solanas. Je t’ai aimée même si dès notre première rencontre — il ne t’a pas fallu deux bières — ta moue de rage à l’égard du monde, celle que jamais tu n’as su dissimuler, cette torsion de ton visage quand tu évoquais quelque chose qui te dégoûtait, aurait dû me servir de red flag. “Cette fille risque de me tuer.”
Tu t’autoproclamais féministe, tu étais en lutte constante contre les préjugés, l’éducation pourrie ; tu voulais déconstruire ce qui te plombait, ce qui vous plombait, ce qui nous plombait, ce qui me plombait moi un homme, ce culte de la performance qui nous terrassait ou faisait de nous de parfaits salauds. C’était un combat pour vous et pour nous, tu disais. Mais tu n’as jamais su m’expliquer réellement, en termes structurés, ce qu’était ton féminisme. Dans les moments de paix, on se contentait de s’accorder sur le fait que King Kong Théorie nous avait plu à tous les deux, en fumant l’herbe que j’avais soignée tout l’été. Quant aux moments de guerre…
Après toi, après ce désastre, cette tabula rasa stupéfiante, je n’ai cessé de m’intéresser aux féminismes, à leur histoire. J’ai même lu Le Deuxième Sexe en prenant des tas de notes et en vue d’écrire un roman définitif et dialectique dont le titre, La Féministe et l’Impuissant, m’aurait sans doute permis d’être invité chez Zemmour et de le réduire en poussière, de lui décocher une superbe mandale pour services rendus à l’abêtissement généralisé. Un titre provocateur, idiot, qui m’amusait un peu ; bien sûr un roman, pas plus, pas une théorie essentialiste (mais quel meilleur appeau à connards masculinistes qu’un titre pareil !). C’était toi et moi. Notre histoire tragique. Notre ahurissante souffrance quotidienne. Aujourd’hui, je sais que je n’étais pas impuissant ; je sais aussi que puisque tu te disais féministe, c’est que tu l’étais, point à la ligne, mais ton combat n’était pas un combat pour vous et pour nous. Ce n’était même pas un combat empathique pour les autres femmes, dont je sais bien que tu te moquais, ou plutôt que tu les haïssais, souvent. Tu méprisais presque tout le monde. Ce féminisme, c’était en réalité ton combat intime, éternel, contre l’horreur, l’adolescence en charpie, l’huile enflammée, la robe en nylon, la certitude que tu ne serais jamais aimée. Tu as été aimée souvent depuis. Tu le méritais, tu étais fascinante. Mais ça ne t’a pas guérie de cette haine. Ton féminisme était individuel : la guerre d’A. contre tous les cons et toutes les connes.
Les filles qui t’ont succédé, toutes, étaient féministes bien sûr, et toutes à leur manière singulière. La différence entre elles et toi, É. par exemple, ma très chère punk “freeministe” foutraque, c’est qu’elle a tiré de sa souffrance fondatrice — pas la même que toi, mais une horreur tout autant — une immense et joyeuse énergie, une générosité folle. Elle aussi bien sûr est vaguement misandre, ce qui me paraît naturel ; elle aussi chiale parfois de désespoir la nuit quand elle retire son masque de clown génial ; mais elle n’est pas en permanence en guerre.
Hier, ceci m’a donné espoir. Le message n’est pas neuf — c’est en gros celui qui était le tien dans nos discussions paisibles — mais il est porté par quelqu’un d’authentique, dont l’art a une valeur de catharsis. Or je n’ai jamais été convaincu de la valeur de catharsis, pour toi, de cette bite tranchée.
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