L’opium du peuple

(in progress)

et je m’éveille au monde en train de nager dans une piscine, sous quarante degrés de ciel bleu, j’évolue dans un liquide amniotique chloré, rebirth, une seconde auparavant il me semble bien que j’étais en train de… quoi au juste ? dormir ? non, c’est ma conscience qui me joue un tour. Beau black-out, félicitations. Émergeant d’une ellipse de cinéma je fais donc des longueurs, je découvre aussi que je suis en caleçon (de base pas de bain) et après dix minutes de nage placide, hésitant entre brasse et indienne, avec sur les yeux les lunettes de soleil achetées au supermarché en début de séjour, je sors dégoulinant de cette eau qui va sécher en deux minutes et je m’affale sur le transat au bord de la piscine où je me suis apparemment installé, et je poursuis ma lecture de la Bible, dont un exemplaire traîne au fond du tiroir de la table de chevet de toutes les chambres de tous les hôtels du Commonwealth.

Ici l’Australie. De l’autre côté du bassin, un couple de retraités comme moi clients de l’hôtel — ça me revient — et qui aurait bien souhaité bronzer tranquille m’observe avec inquiétude. À intervalles réguliers, quand la colère de Dieu commence à me chauffer au moins autant que le cagnard, tous deux pas très commodes sous ces latitudes, je retourne m’immerger dans l’eau, avec ma barbe de trois mois et mon caleçon trop petit — et je refais des longueurs en méditant sur le phénomène biblique, l’arnaque fascinante de la théologie et ma propre faim paradoxale de spiritualité. Quand les vieux osent l’eau, c’est que je n’y suis plus, happé un court instant par le mythique exode d’un peuple mené à la baguette par des types encore plus barbus et borderline que moi ; ils en ressortent (les vieux, pas les prophètes) sans un bruit, presque sans un geste (ô miracle) dès que je fais mine de vouloir à nouveau m’y rafraîchir, tel un sosie à la manque du Che Guevara en descente de MDMA et qui aurait séché les cours sur l’opium du peuple.

Qu’ai-je fait la veille ?

Déjà hier, après à peine une semaine passée sur le territoire de ces descendants de bagnards fils-de-leur-reine devenus surfeurs en moins de cinq générations (ô miracle bis, génétique celui-ci), l’Australie commençait à me courir. Le pays lui-même n’y était pour rien. Ce qui me minait, c’était l’ambiance boys club au sein de notre petite bande. Ce concours de zizis permanent qui semble occuper jusqu’aux meilleurs d’entre nous. C’est inconscient : il faut se la mesurer. Bien sûr, pour la plupart, nous avons pris depuis longtemps des dispositions d’ordre symbolique pour nous mesurer les uns aux autres : par le truchement d’un outil de substitution. Pour les plus malins, qui ont dépassé le stade anal, cet outil est la rhétorique. (Les concours de grosses cylindrées sont réservés aux débiles mentaux qui peuplent les cabinets de conseil.) On appelle ça joute verbale chez les littéraires, chambrage chez les sportifs, mais c’est la même piquette. Il faut être spirituel, c’est le plus drôle, le plus rapide qui gagne. C’est souvent méchant, sans le vouloir, promis juré. Au bout d’un certain temps, surtout quand on moisit dans le même groupe d’êtres humains mâles pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années… arrive une forme de lassitude, un à quoi bon ? Puis, la grande frousse : serait-ce qu’on souffre ? Bien sûr, on souffre.

Un groupe de mâles en tournée, fût-il composé de grands lecteurs — pensez donc, même le bassiste était passé à autre chose que Les Pieds nickelés, depuis au moins trois ou quatre dates —, cœurs sensibles, délicats, fervents soutiens de la paix dans le monde et résolument opposés au mensonge et à la nouvelle chanson française, tout ce que vous voudrez, ça reste un groupe de mâles. Je n’en pouvais plus du chambrage, de l’ironie, du sarcasme. J’avais bien donné, merci. Désormais, je prenais tout personnellement. La pire erreur qui soit. C’est devenu à la fois lancinant et sérieux : que me veulent-ils, au juste ?

Une semaine auparavant, au matin même du départ vers ce continent crétin, j’étais rue des Archives et je suppliais ma banquière, authentique vicelarde, de ne pas refuser le paiement des sommes inscrites sur les chèques adressés aux divers fournisseurs de mon troquet. En vain. Sans afflux de trésorerie, elle déclarerait les chèques sans provision. Grosso modo, il fallait rentrer deux mille balles sous dix jours. Sept jours plus tard, alors que je gérais tant bien que mal mon trouble anxiodépressif à douze fuseaux horaires de là en compagnie des hommes, B. gérait quant à lui le bar en mon absence, et j’arrivais péniblement à me connecter d’un cybercafé — 2004, wesh — pour obtenir quotidiennement des nouvelles plutôt rassurantes. Le fric rentrait, ses efforts de communication payaient. Grâce à une soirée hebdomadaire animée le jeudi par deux DJ italiennes, cette pute de banquière n’aurait pas le plaisir, cette fois, de me foutre dans le caca. Peut-être.

Voilà où j’en étais, à la veille de nager dans la piscine en caleçon et de lire la Bible sous le regard affolé de deux retraités : au soleil, dans une station balnéaire de la côte orientale australienne, après avoir joué deux fois devant des publics de beaufs “éclairés” à Sydney et à Brisbane — l’antichambre de l’enfer —, obsédé par l’angoisse d’être bientôt viré du groupe parce que j’avais gagné un point contre le boss lors d’une tournante au ping-pong, ainsi que par la possibilité non négligeable de ma faillite personnelle.

(…)

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