Toi qui entres ici

Qu’est-ce que je pouvais bien faire dans ce bus qui m’emmenait à La Défense ? J’ai beau creuser, impossible de m’en rappeler. Mais je me souviens, crystal clear, de mon état d’esprit : obsessionnel (elle s’appelait Julie, à moins que ce fût Pascale) ; et du livre que je lisais, jusqu’à sa drôle de police de caractères, peu ordinaire dans l’édition me semblait-il, et qui m’évoquait un autre souvenir : ma découverte du wysiwyg (et par conséquent de la variété en apparence inépuisable des polices de caractères) sur un Macintosh Classic du ministère de la Mer, que j’utilisais en qualité de matelot de seconde classe affecté au Commissariat aux transports maritimes, dont j’étais le secrétaire.

À bien y réfléchir, ce fut mon premier emploi dans le secteur éditorial : outre la mise au courrier de circulaires adressées aux divers organes de surveillance des côtes et le maniement habile d’une batterie de tampons encreurs (que j’utilisais surtout, avec le papier à en-tête du ministère, pour faire de mauvaises blagues aux copains), un administrateur en chef des affaires maritimes (peu ou prou, un colonel), libidinal malgré ses soixante-cinq ans — et dont je redoutais un peu qu’il souhaitât m’initier à la sodomie — me donnait fréquemment à relire et surtout à mettre en forme ses articles d’historien amateur sur la Marine, des feuilles A4 tapées à la machine par sa secrétaire, truffées de fautes d’orthographe et sur lesquelles étaient greffés, au ruban adhésif, les ajouts de dernière minute — manuscrits bien sûr — qu’il souhaitait insérer dans sa prose. C’était à la fois un travail de saisie, de réécriture et de minutie : créer du sens à partir de ces puzzles déroutants demandait de vrais talents d’enquêteur, les petits bouts de papier étant souvent découpés en petites guirlandes trop fragiles, le texte parfois même collé à quatre-vingt-dix degrés, des greffons se greffant sur d’autres greffons. Une tâche trop ardue pour la secrétaire en titre, qui de toute façon passait son temps à faire des concours sur 3615 GROKADO entre deux arrêts maladie.

Comme marche la mémoire… Souvenirs en cascade, donc : en ce jour lointain de mai 1995, ce livre me renvoyait à mon service militaire, deux ou trois ans auparavant, par la grâce des caractères choisis, qui me rappelaient la célèbre police Palatino dont j’étais tombé amoureux, avant de m’en lasser pour l’éternité : trop fardée, trop vulgaire. Et ce livre, j’y suis ramené aujourd’hui, vingt-quatre ans plus tard, par l’actualité littéraire, puisque son auteur, tête à claques dont j’ai lu avec avidité les premiers romans, vient d’écrire un essai et se répand dans les médias pour en faire la promotion. Ce livre, un roman, un événement à sa sortie, je le lisais dans ce bus, sous un soleil blafard de mai, l’esprit envahi par une chimère au prénom fluctuant ; c’était l’American Psycho de Bret Easton Ellis, les toutes premières pages.

YE WHO ENTER HERE
ABANDON ALL HOPE

Ma mémoire est visuelle, et outre la police de caractères, je me rappelle surtout cette citation impressionnante dont j’ignorais alors qu’elle était le célèbre message de bienvenue de L’Enfer de Dante : Ellis la décrivait gravée en lettres d’or au fronton d’un des gratte-ciel de Wall Street, écho parfait à l’environnement du Wall Street à la française que je traversais en bus, pour une raison qui m’échappe. Pourquoi n’avais-je pas pris le RER ?

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