Un Riton en feu

La Fédération française de tennis vient de publier une vidéo assez sympathique sur la victoire de la France en coupe Davis en 1991.

Ça fait trente ans. À l’époque j’avais dix-sept ans, j’avais plus ou moins arrêté le tennis un ou deux ans auparavant ; le lycée est souvent un tueur de sportifs en herbe : les filles commencent à obséder les garçons, et elles n’aiment pas trop les sportifs, ce serait plutôt le moment de se mettre à la guitare. Moi j’écrivais les paroles des chansons d’un groupe fictif dont j’étais le guitariste. À la batterie, qui deviendrait plus tard mon véritable instrument, on avait un certain P-Dur. Un surnom à l’américaine, genre T-Bone Walker.

Pour la finale de la coupe Davis, événement énorme à l’époque pour plusieurs raisons, je me rappelle que j’étais chez ma mère, tout seul. Je me rappelle aussi que mon père m’avait appelé mais pas pour parler tennis : pour me dire que les gendarmes étaient venus me chercher jusque chez mon grand-père, et que c’était pas cool (dans ses mots à lui, moins cool que ça). J’ai appelé dans la foulée la gendarmerie d’Évry, je me suis présenté et un militaire con comme un militaire m’a simplement dit : “Vous êtes recensé d’office.”

“Alors à quoi ça servait d’aller se faire recenser, gros con, si vous pouviez le faire d’office ?” avais-je dû penser. À t’apprendre le sens de la discipline et de la soumission, jeune con. Six mois plus tard j’étais convoqué à l’armée.

Revoir ces images ultra connues filmées à la halle Gerland de Lyon en 1991, la maestria de Riton le maudit, revenu d’une terrible hernie discale qui puait la fin de carrière, balançant des volées de revers en pleine extension dans tous les coins du court, le visage perdu de Sampras et d’Agassi, le dernier coup droit de Forget incrédule, m’a arraché une petite larme : c’est sans doute littéralement l’un des tout derniers moments d’insouciance de ma vie, ce week-end où la France a atomisé les États-Unis avec un Leconte en feu, insurpassable, inégalable. On n’a jamais revu ça depuis.

Certes, mes parents étaient séparés depuis un an, et ça faisait comme un vide dans le pavillon de banlieue que gouvernait à vue mon père et où nous habitions tous les quatre, ses enfants ; mais à part le bac qui s’annonçait à l’horizon (et soyons honnête, c’en était un de problème, le bac) je n’avais pas d’autre problème à gérer avant le coup de fil passé au capitaine Ducon de la gendarmerie d’Évry. C’est ensuite que l’empilement de problèmes et de névroses qu’on appelle en anglais coming of age a commencé.

Ouvrir une soupape à la rage

En ce moment, il ne faut pas me chercher. Si je dois être honnête avec moi-même, je dois bien admettre que je traverse une bourrasque bien vicieuse, la première depuis quatre ans, bien plus insidieuse et donc plus durable qu’à l’époque — c’était alors une simple déprime amoureuse, vous savez qu’on s’en sort toujours sans efforts, au fond —, bref plus existentielle.

Spider Jerusalem : une araignée sur le plafond.
© DC Comics

Rien que d’écrire ce mot, je me dégoûte. C’est comme si je n’arrivais décidément pas à 1/ me débarrasser des adverbes ; 2/ me débarrasser du vocabulaire psychologisant dont, je suppose, j’ai hérité de ma mère, professionnelle en la matière. Pourtant, oui, c’est existentiel : c’est lié à l’âge, aux chevilles qui enflent, au ventre enflé lui depuis vingt ans, à la libido qui se casse une nouvelle fois la gueule — pas que ça me manque, certes, mais c’est inquiétant, non ? —, à ce chat nouvellement arrivé chez moi et qui chie déjà dans la cuisine ; les réveils sont de plus en plus plombés, tardifs, poisseux. Surtout, je n’écris pas.

Je traîne, comme des millions de dépressifs qui s’ignorent, sur Facebook, confronté par choix à la bêtise satisfaite de névrosés plus spectaculaires encore que moi, des Peggy Sastre, des Thomas Clément — l’un de ces nouveaux beaufs, de ces beaufs de troisième génération que Cabu croquerait peut-être s’il n’avait pas clamsé par voie naturelle depuis le temps dans une uchronie sans Al-Qaïda — et même jusqu’à certain copain m’ayant condamné parce que je rechignais un peu à me réjouir du procès public intenté par un tas d’autres névrosées à un auteur de BD* qui les a semble-t-il traitées comme les groupies dont elles avaient de leur plein gré (c’est ce qu’elles contestent, principalement : leur plein gré) adopté le mode de vie et de “pensée”.

Edvard Munch, Le Cri

Bref, un beau tas de cons, de starfuckeuses outrées de faire partie d’un harem, et puis ma colère. Colère stérile, qui macère, sans soupape libératrice. De la rage, en somme. Il faut me piquer, vite.

Bien sûr je minimise sans doute la source principale du mal-être : mon frère, après un mois et demi d’errance, de menaces et de délires, a été interné ce jeudi dans un hôpital psychiatrique girondin où il pourrait rester fort longtemps. Comment ne pas jongler avec les mots échec, culpabilité, tristesse, dans ce genre de cas ? De toute façon, on le voudrait qu’on ne le pourrait : les rêves sont là, quotidiens, pour nous le rappeler. Je repense souvent depuis quelques semaines aux paroles d’une vieille chanson de New Model Army, ce groupe qu’on écoutait ensemble, jeunes ados, quand tu étais encore épargné par cette saloperie de schizophrénie.

Now a whole world has died since then, so many faithless days
I was born alone and lucky and I’m just used to it that way
My dice still roll in sixes and yours still turn up ones
And I have taken my good fortune and I’ve run and run
But I always swore I’d come back for you
Is it too late now to come back for you ?

Je n’ai pas lancé que des six, loin de là, mais tu as toujours lancé des un. Et je sais qu’il est trop tard depuis bien longtemps déjà pour retrouver celui que tu as été.

Que faire de cette tristesse ?

Arrêter de picoler, peut-être. Pour commencer.


* Warren Ellis, dragueur lourdingue ordinaire. On peut se faire une idée de ce qui lui est reproché sur le site de ces courageuses suffragettes.

Toi qui entres ici

Qu’est-ce que je pouvais bien faire dans ce bus qui m’emmenait à La Défense ? J’ai beau creuser, impossible de m’en rappeler. Mais je me souviens, crystal clear, de mon état d’esprit : obsessionnel (elle s’appelait Julie, à moins que ce fût Pascale) ; et du livre que je lisais, jusqu’à sa drôle de police de caractères, peu ordinaire dans l’édition me semblait-il, et qui m’évoquait un autre souvenir : ma découverte du wysiwyg (et par conséquent de la variété en apparence inépuisable des polices de caractères) sur un Macintosh Classic du ministère de la Mer, que j’utilisais en qualité de matelot de seconde classe affecté au Commissariat aux transports maritimes, dont j’étais le secrétaire.

À bien y réfléchir, ce fut mon premier emploi dans le secteur éditorial : outre la mise au courrier de circulaires adressées aux divers organes de surveillance des côtes et le maniement habile d’une batterie de tampons encreurs (que j’utilisais surtout, avec le papier à en-tête du ministère, pour faire de mauvaises blagues aux copains), un administrateur en chef des affaires maritimes (peu ou prou, un colonel), libidinal malgré ses soixante-cinq ans — et dont je redoutais un peu qu’il souhaitât m’initier à la sodomie — me donnait fréquemment à relire et surtout à mettre en forme ses articles d’historien amateur sur la Marine, des feuilles A4 tapées à la machine par sa secrétaire, truffées de fautes d’orthographe et sur lesquelles étaient greffés, au ruban adhésif, les ajouts de dernière minute — manuscrits bien sûr — qu’il souhaitait insérer dans sa prose. C’était à la fois un travail de saisie, de réécriture et de minutie : créer du sens à partir de ces puzzles déroutants demandait de vrais talents d’enquêteur, les petits bouts de papier étant souvent découpés en petites guirlandes trop fragiles, le texte parfois même collé à quatre-vingt-dix degrés, des greffons se greffant sur d’autres greffons. Une tâche trop ardue pour la secrétaire en titre, qui de toute façon passait son temps à faire des concours sur 3615 GROKADO entre deux arrêts maladie.

Comme marche la mémoire… Souvenirs en cascade, donc : en ce jour lointain de mai 1995, ce livre me renvoyait à mon service militaire, deux ou trois ans auparavant, par la grâce des caractères choisis, qui me rappelaient la célèbre police Palatino dont j’étais tombé amoureux, avant de m’en lasser pour l’éternité : trop fardée, trop vulgaire. Et ce livre, j’y suis ramené aujourd’hui, vingt-quatre ans plus tard, par l’actualité littéraire, puisque son auteur, tête à claques dont j’ai lu avec avidité les premiers romans, vient d’écrire un essai et se répand dans les médias pour en faire la promotion. Ce livre, un roman, un événement à sa sortie, je le lisais dans ce bus, sous un soleil blafard de mai, l’esprit envahi par une chimère au prénom fluctuant ; c’était l’American Psycho de Bret Easton Ellis, les toutes premières pages.

YE WHO ENTER HERE
ABANDON ALL HOPE

Ma mémoire est visuelle, et outre la police de caractères, je me rappelle surtout cette citation impressionnante dont j’ignorais alors qu’elle était le célèbre message de bienvenue de L’Enfer de Dante : Ellis la décrivait gravée en lettres d’or au fronton d’un des gratte-ciel de Wall Street, écho parfait à l’environnement du Wall Street à la française que je traversais en bus, pour une raison qui m’échappe. Pourquoi n’avais-je pas pris le RER ?

L’opium du peuple

(in progress)

et je m’éveille au monde en train de nager dans une piscine, sous quarante degrés de ciel bleu, j’évolue dans un liquide amniotique chloré, rebirth, une seconde auparavant il me semble bien que j’étais en train de… quoi au juste ? dormir ? non, c’est ma conscience qui me joue un tour. Beau black-out, félicitations. Émergeant d’une ellipse de cinéma je fais donc des longueurs, je découvre aussi que je suis en caleçon (de base pas de bain) et après dix minutes de nage placide, hésitant entre brasse et indienne, avec sur les yeux les lunettes de soleil achetées au supermarché en début de séjour, je sors dégoulinant de cette eau qui va sécher en deux minutes et je m’affale sur le transat au bord de la piscine où je me suis apparemment installé, et je poursuis ma lecture de la Bible, dont un exemplaire traîne au fond du tiroir de la table de chevet de toutes les chambres de tous les hôtels du Commonwealth.

Ici l’Australie. De l’autre côté du bassin, un couple de retraités comme moi clients de l’hôtel — ça me revient — et qui aurait bien souhaité bronzer tranquille m’observe avec inquiétude. À intervalles réguliers, quand la colère de Dieu commence à me chauffer au moins autant que le cagnard, tous deux pas très commodes sous ces latitudes, je retourne m’immerger dans l’eau, avec ma barbe de trois mois et mon caleçon trop petit — et je refais des longueurs en méditant sur le phénomène biblique, l’arnaque fascinante de la théologie et ma propre faim paradoxale de spiritualité. Quand les vieux osent l’eau, c’est que je n’y suis plus, happé un court instant par le mythique exode d’un peuple mené à la baguette par des types encore plus barbus et borderline que moi ; ils en ressortent (les vieux, pas les prophètes) sans un bruit, presque sans un geste (ô miracle) dès que je fais mine de vouloir à nouveau m’y rafraîchir, tel un sosie à la manque du Che Guevara en descente de MDMA et qui aurait séché les cours sur l’opium du peuple.

Qu’ai-je fait la veille ?

Déjà hier, après à peine une semaine passée sur le territoire de ces descendants de bagnards fils-de-leur-reine devenus surfeurs en moins de cinq générations (ô miracle bis, génétique celui-ci), l’Australie commençait à me courir. Le pays lui-même n’y était pour rien. Ce qui me minait, c’était l’ambiance boys club au sein de notre petite bande. Ce concours de zizis permanent qui semble occuper jusqu’aux meilleurs d’entre nous. C’est inconscient : il faut se la mesurer. Bien sûr, pour la plupart, nous avons pris depuis longtemps des dispositions d’ordre symbolique pour nous mesurer les uns aux autres : par le truchement d’un outil de substitution. Pour les plus malins, qui ont dépassé le stade anal, cet outil est la rhétorique. (Les concours de grosses cylindrées sont réservés aux débiles mentaux qui peuplent les cabinets de conseil.) On appelle ça joute verbale chez les littéraires, chambrage chez les sportifs, mais c’est la même piquette. Il faut être spirituel, c’est le plus drôle, le plus rapide qui gagne. C’est souvent méchant, sans le vouloir, promis juré. Au bout d’un certain temps, surtout quand on moisit dans le même groupe d’êtres humains mâles pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années… arrive une forme de lassitude, un à quoi bon ? Puis, la grande frousse : serait-ce qu’on souffre ? Bien sûr, on souffre.

Un groupe de mâles en tournée, fût-il composé de grands lecteurs — pensez donc, même le bassiste était passé à autre chose que Les Pieds nickelés, depuis au moins trois ou quatre dates —, cœurs sensibles, délicats, fervents soutiens de la paix dans le monde et résolument opposés au mensonge et à la nouvelle chanson française, tout ce que vous voudrez, ça reste un groupe de mâles. Je n’en pouvais plus du chambrage, de l’ironie, du sarcasme. J’avais bien donné, merci. Désormais, je prenais tout personnellement. La pire erreur qui soit. C’est devenu à la fois lancinant et sérieux : que me veulent-ils, au juste ?

Une semaine auparavant, au matin même du départ vers ce continent crétin, j’étais rue des Archives et je suppliais ma banquière, authentique vicelarde, de ne pas refuser le paiement des sommes inscrites sur les chèques adressés aux divers fournisseurs de mon troquet. En vain. Sans afflux de trésorerie, elle déclarerait les chèques sans provision. Grosso modo, il fallait rentrer deux mille balles sous dix jours. Sept jours plus tard, alors que je gérais tant bien que mal mon trouble anxiodépressif à douze fuseaux horaires de là en compagnie des hommes, B. gérait quant à lui le bar en mon absence, et j’arrivais péniblement à me connecter d’un cybercafé — 2004, wesh — pour obtenir quotidiennement des nouvelles plutôt rassurantes. Le fric rentrait, ses efforts de communication payaient. Grâce à une soirée hebdomadaire animée le jeudi par deux DJ italiennes, cette pute de banquière n’aurait pas le plaisir, cette fois, de me foutre dans le caca. Peut-être.

Voilà où j’en étais, à la veille de nager dans la piscine en caleçon et de lire la Bible sous le regard affolé de deux retraités : au soleil, dans une station balnéaire de la côte orientale australienne, après avoir joué deux fois devant des publics de beaufs “éclairés” à Sydney et à Brisbane — l’antichambre de l’enfer —, obsédé par l’angoisse d’être bientôt viré du groupe parce que j’avais gagné un point contre le boss lors d’une tournante au ping-pong, ainsi que par la possibilité non négligeable de ma faillite personnelle.

(…)