Toi qui entres ici

Qu’est-ce que je pouvais bien faire dans ce bus qui m’emmenait à La Défense ? J’ai beau creuser, impossible de m’en rappeler. Mais je me souviens, crystal clear, de mon état d’esprit : obsessionnel (elle s’appelait Julie, à moins que ce fût Pascale) ; et du livre que je lisais, jusqu’à sa drôle de police de caractères, peu ordinaire dans l’édition me semblait-il, et qui m’évoquait un autre souvenir : ma découverte du wysiwyg (et par conséquent de la variété en apparence inépuisable des polices de caractères) sur un Macintosh Classic du ministère de la Mer, que j’utilisais en qualité de matelot de seconde classe affecté au Commissariat aux transports maritimes, dont j’étais le secrétaire.

À bien y réfléchir, ce fut mon premier emploi dans le secteur éditorial : outre la mise au courrier de circulaires adressées aux divers organes de surveillance des côtes et le maniement habile d’une batterie de tampons encreurs (que j’utilisais surtout, avec le papier à en-tête du ministère, pour faire de mauvaises blagues aux copains), un administrateur en chef des affaires maritimes (peu ou prou, un colonel), libidinal malgré ses soixante-cinq ans — et dont je redoutais un peu qu’il souhaitât m’initier à la sodomie — me donnait fréquemment à relire et surtout à mettre en forme ses articles d’historien amateur sur la Marine, des feuilles A4 tapées à la machine par sa secrétaire, truffées de fautes d’orthographe et sur lesquelles étaient greffés, au ruban adhésif, les ajouts de dernière minute — manuscrits bien sûr — qu’il souhaitait insérer dans sa prose. C’était à la fois un travail de saisie, de réécriture et de minutie : créer du sens à partir de ces puzzles déroutants demandait de vrais talents d’enquêteur, les petits bouts de papier étant souvent découpés en petites guirlandes trop fragiles, le texte parfois même collé à quatre-vingt-dix degrés, des greffons se greffant sur d’autres greffons. Une tâche trop ardue pour la secrétaire en titre, qui de toute façon passait son temps à faire des concours sur 3615 GROKADO entre deux arrêts maladie.

Comme marche la mémoire… Souvenirs en cascade, donc : en ce jour lointain de mai 1995, ce livre me renvoyait à mon service militaire, deux ou trois ans auparavant, par la grâce des caractères choisis, qui me rappelaient la célèbre police Palatino dont j’étais tombé amoureux, avant de m’en lasser pour l’éternité : trop fardée, trop vulgaire. Et ce livre, j’y suis ramené aujourd’hui, vingt-quatre ans plus tard, par l’actualité littéraire, puisque son auteur, tête à claques dont j’ai lu avec avidité les premiers romans, vient d’écrire un essai et se répand dans les médias pour en faire la promotion. Ce livre, un roman, un événement à sa sortie, je le lisais dans ce bus, sous un soleil blafard de mai, l’esprit envahi par une chimère au prénom fluctuant ; c’était l’American Psycho de Bret Easton Ellis, les toutes premières pages.

YE WHO ENTER HERE
ABANDON ALL HOPE

Ma mémoire est visuelle, et outre la police de caractères, je me rappelle surtout cette citation impressionnante dont j’ignorais alors qu’elle était le célèbre message de bienvenue de L’Enfer de Dante : Ellis la décrivait gravée en lettres d’or au fronton d’un des gratte-ciel de Wall Street, écho parfait à l’environnement du Wall Street à la française que je traversais en bus, pour une raison qui m’échappe. Pourquoi n’avais-je pas pris le RER ?

Baudelaire vs Duterte : 1-1

Alors que j’attaque ce qui devrait devenir l’un des moments les plus bullshitesques de ma tardive carrière universitaire, K. m’envoie un article de Vice qui m’apprend que Rodrigo Duterte, le délicat lider maximo de l’archipel philippin, considère qu’il a, je cite : “une grosse bite”.

Sur le plan poétique, qui est celui qui m’occupe présentement, c’est plutôt radical. Le projet baudelairien, cette tentative de libérer la poésie du carcan lyrique — si j’ai bien compris — semble bien avoir été achevé par le dictateur. Point de métaphore érotisante (“j’ai un gros arbre noueux gorgé de toute la sève de mon élan vital”, et puis quoi encore ?), ni même de sublimation symbolique (“j’ai une grosse béhème série 5”). Juste une grosse bite.

D’un poète l’autre, je reviens au Paris du XIXe siècle, à Baudelaire se promenant avec Madame Sabatier et en tirant un poème sublime dont je suis toujours bien en peine de tirer la substantifique moelle :

Et le long des maisons, sous les portes cochères,
Des chats passaient furtivement,
L’oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,
Nous accompagnaient lentement.

Il me sera difficile de caser une allusion au gros chibre de Rodrigo dans ce devoir, je le sens.

L’évolution génitif

Entretemps, les exigences clients
ont évolué, les marchés aussi.

Anonyme, XXIe siècle.

Vers l’an 2032, le génitif hérité du latin avait fait son temps, au profit de l’apposition brutale à l’anglo-saxonne. Les correcteurs, ces “gros connards prescriptivistes” (source incertaine, c. 2020), avaient perdu toute influence et tout moyen de subsistance. Les traducteurs, laissés seuls en première ligne, n’avaient pas pu lutter. Ils étaient surnombrés, à un contre un million. Des traductrices, pour la plupart. Valeureuses, elles n’avaient rien pu opposer de tangible aux marketeux — qui portaient leur k central, signe de l’assimilation de l’ancienne langue latine par l’ogre germanique, comme un flambeau — ni aux journalistes, les idiots utiles de la cause. Les “de”, “du”, “des” disparaissaient dans la déplorable indifférence des masses.

Par 2029, l’usage avait fait loi. L’angliche partout vainquait. Figure de proue du combat désespéré des linguistes francophones submergés et éreintés par les assauts incessants de l’envahisseur, un certain Claude Ajège (orthographe incertaine) s’immola place Zinédine-Zidane, en plein centre de Paris, après s’être imbibé jusqu’à la glotte de whisky corn Jack Daniel’s. On dit qu’il eut ce dernier râle d’agonie, emprunté à un contemporain, popsinger anglais et militant cause végane : “And now I know how Joan of Arc felt / As the flames rose to her roman nose!” La longueur du vers rend certainement l’anecdote apocryphe, car l’élocution trop ardue.

L’opium du peuple

(in progress)

et je m’éveille au monde en train de nager dans une piscine, sous quarante degrés de ciel bleu, j’évolue dans un liquide amniotique chloré, rebirth, une seconde auparavant il me semble bien que j’étais en train de… quoi au juste ? dormir ? non, c’est ma conscience qui me joue un tour. Beau black-out, félicitations. Émergeant d’une ellipse de cinéma je fais donc des longueurs, je découvre aussi que je suis en caleçon (de base pas de bain) et après dix minutes de nage placide, hésitant entre brasse et indienne, avec sur les yeux les lunettes de soleil achetées au supermarché en début de séjour, je sors dégoulinant de cette eau qui va sécher en deux minutes et je m’affale sur le transat au bord de la piscine où je me suis apparemment installé, et je poursuis ma lecture de la Bible, dont un exemplaire traîne au fond du tiroir de la table de chevet de toutes les chambres de tous les hôtels du Commonwealth.

Ici l’Australie. De l’autre côté du bassin, un couple de retraités comme moi clients de l’hôtel — ça me revient — et qui aurait bien souhaité bronzer tranquille m’observe avec inquiétude. À intervalles réguliers, quand la colère de Dieu commence à me chauffer au moins autant que le cagnard, tous deux pas très commodes sous ces latitudes, je retourne m’immerger dans l’eau, avec ma barbe de trois mois et mon caleçon trop petit — et je refais des longueurs en méditant sur le phénomène biblique, l’arnaque fascinante de la théologie et ma propre faim paradoxale de spiritualité. Quand les vieux osent l’eau, c’est que je n’y suis plus, happé un court instant par le mythique exode d’un peuple mené à la baguette par des types encore plus barbus et borderline que moi ; ils en ressortent (les vieux, pas les prophètes) sans un bruit, presque sans un geste (ô miracle) dès que je fais mine de vouloir à nouveau m’y rafraîchir, tel un sosie à la manque du Che Guevara en descente de MDMA et qui aurait séché les cours sur l’opium du peuple.

Qu’ai-je fait la veille ?

Déjà hier, après à peine une semaine passée sur le territoire de ces descendants de bagnards fils-de-leur-reine devenus surfeurs en moins de cinq générations (ô miracle bis, génétique celui-ci), l’Australie commençait à me courir. Le pays lui-même n’y était pour rien. Ce qui me minait, c’était l’ambiance boys club au sein de notre petite bande. Ce concours de zizis permanent qui semble occuper jusqu’aux meilleurs d’entre nous. C’est inconscient : il faut se la mesurer. Bien sûr, pour la plupart, nous avons pris depuis longtemps des dispositions d’ordre symbolique pour nous mesurer les uns aux autres : par le truchement d’un outil de substitution. Pour les plus malins, qui ont dépassé le stade anal, cet outil est la rhétorique. (Les concours de grosses cylindrées sont réservés aux débiles mentaux qui peuplent les cabinets de conseil.) On appelle ça joute verbale chez les littéraires, chambrage chez les sportifs, mais c’est la même piquette. Il faut être spirituel, c’est le plus drôle, le plus rapide qui gagne. C’est souvent méchant, sans le vouloir, promis juré. Au bout d’un certain temps, surtout quand on moisit dans le même groupe d’êtres humains mâles pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années… arrive une forme de lassitude, un à quoi bon ? Puis, la grande frousse : serait-ce qu’on souffre ? Bien sûr, on souffre.

Un groupe de mâles en tournée, fût-il composé de grands lecteurs — pensez donc, même le bassiste était passé à autre chose que Les Pieds nickelés, depuis au moins trois ou quatre dates —, cœurs sensibles, délicats, fervents soutiens de la paix dans le monde et résolument opposés au mensonge et à la nouvelle chanson française, tout ce que vous voudrez, ça reste un groupe de mâles. Je n’en pouvais plus du chambrage, de l’ironie, du sarcasme. J’avais bien donné, merci. Désormais, je prenais tout personnellement. La pire erreur qui soit. C’est devenu à la fois lancinant et sérieux : que me veulent-ils, au juste ?

Une semaine auparavant, au matin même du départ vers ce continent crétin, j’étais rue des Archives et je suppliais ma banquière, authentique vicelarde, de ne pas refuser le paiement des sommes inscrites sur les chèques adressés aux divers fournisseurs de mon troquet. En vain. Sans afflux de trésorerie, elle déclarerait les chèques sans provision. Grosso modo, il fallait rentrer deux mille balles sous dix jours. Sept jours plus tard, alors que je gérais tant bien que mal mon trouble anxiodépressif à douze fuseaux horaires de là en compagnie des hommes, B. gérait quant à lui le bar en mon absence, et j’arrivais péniblement à me connecter d’un cybercafé — 2004, wesh — pour obtenir quotidiennement des nouvelles plutôt rassurantes. Le fric rentrait, ses efforts de communication payaient. Grâce à une soirée hebdomadaire animée le jeudi par deux DJ italiennes, cette pute de banquière n’aurait pas le plaisir, cette fois, de me foutre dans le caca. Peut-être.

Voilà où j’en étais, à la veille de nager dans la piscine en caleçon et de lire la Bible sous le regard affolé de deux retraités : au soleil, dans une station balnéaire de la côte orientale australienne, après avoir joué deux fois devant des publics de beaufs “éclairés” à Sydney et à Brisbane — l’antichambre de l’enfer —, obsédé par l’angoisse d’être bientôt viré du groupe parce que j’avais gagné un point contre le boss lors d’une tournante au ping-pong, ainsi que par la possibilité non négligeable de ma faillite personnelle.

(…)

Féminisme über alles

Range quand même ce couteau. J’ai lu les premières pages de ton livre, tu te souviens ? Comme toutes les femmes que j’ai aimées (sors de ce corps, Barbelivien, laisse jouer les adultes), tu cédais parfois à la misandrie. Chez toi, je crois qu’elle était même chevillée à l’âme, ancrée dans chacune de tes blessures. Les arabesques sur tes épaules le clamaient. C’est à ton père, celui qui t’a sauvé la vie, que tu en voulais. Ta mère, qui avait manqué te tuer, s’en sortait mieux à tes yeux.

La scène fondatrice de ce livre que tu n’auras (sans doute ?) jamais terminé, mais qui te hantait, comme te hantait l’idée que je ne t’avais jamais demandé de le lire : une toubib tranche le sexe de son patient, pour l’amour de l’art. J’ai lu ces pages après que tu m’as reproché de ne jamais m’y être intéressé. J’ai bien dû ramer trois jours pour que tu m’envoies le fichier, déployer des trésors de conviction pour t’assurer que vraiment je voulais lire ton roman. Jusqu’ici, je pensais que tu ne voulais pas de mon avis sur ce bébé.

Je lis donc, et ce que je redoutais arrive : je n’aime pas tellement. Ça manque de souffle, et puis ce gimmick épate-bourgeois, épate-connard, la bite tranchée… Tu venais de passer deux ans à me castrer avec minutie, pendant que je t’aliénais moi-même car je n’étais que ça, au fond, un homme intelligent certes et drôle et disons, dans notre petit milieu, leader d’opinion — pour ne pas céder à la stupide expression mâle alpha qui n’excite que la plèbe de losers abonnée aux délires payants des masculinistes nord-américains — mais, hélas, que la voracité de ton désir, son omniprésence, angoissait à en crever. Je l’ai compris depuis (merci docteur) : à part pendant quelques semaines, après le souvenir desquelles je n’ai ensuite cessé de courir en vain, je ne t’ai jamais désirée, je n’ai jamais désiré ton corps. Tu serais peut-être heureuse d’apprendre que j’ai retrouvé la sensation délicieuse et surpuissante du désir, celui qui prend bien au milieu du ventre et ne laisse aucune échappatoire. Tu serais peut-être… Je ne le crois pas, bien sûr. Je crois que l’apprendre aujourd’hui, apprendre qu’après notre chemin de croix — alors que tu m’aurais sans doute promis l’asile — j’ai su faire en quelques mois redémarrer mon corps te donnerait l’envie de ressortir ce couteau.

Par ce premier chapitre, tu m’avais dit quelque chose de toi. Tu rêvais de nous trancher la queue après utilisation. Je t’avais donné quand même mon avis, un peu professionnel mais pas trop, à tâtons, sur des œufs, sachant trop que tu aurais pu te tuer à l’époque d’échouer à pondre ce chef-d’œuvre que tu pensais couver ; tu hésitais entre deux langues et ça se sentait à chaque phrase. Je t’avais découverte brillante par moments, mais ce livre n’allait pas, tu avais comme désappris d’écrire. J’ai été prudent, autant que possible. Je n’étais pas très amateur de ce qui était narré là.

Toutes les femmes que j’ai admirées ont en elles un peu de Valerie Solanas, sinon ce n’est pas drôle. Enfin, toutes… Sournoise reconstruction. Mais disons toutes quand même, oublions les autres, chérie-piquons dans la joie. Valerie Solanas :

Chaque homme sait, au fond de lui,
qu’il n’est qu’un tas de merde sans intérêt.

Tu avais ce côté punk, et tu semblais moins folle que Solanas. Je t’ai aimée même si dès notre première rencontre — il ne t’a pas fallu deux bières — ta moue de rage à l’égard du monde, celle que jamais tu n’as su dissimuler, cette torsion de ton visage quand tu évoquais quelque chose qui te dégoûtait, aurait dû me servir de red flag. “Cette fille risque de me tuer.”

Tu t’autoproclamais féministe, tu étais en lutte constante contre les préjugés, l’éducation pourrie ; tu voulais déconstruire ce qui te plombait, ce qui vous plombait, ce qui nous plombait, ce qui me plombait moi un homme, ce culte de la performance qui nous terrassait ou faisait de nous de parfaits salauds. C’était un combat pour vous et pour nous, tu disais. Mais tu n’as jamais su m’expliquer réellement, en termes structurés, ce qu’était ton féminisme. Dans les moments de paix, on se contentait de s’accorder sur le fait que King Kong Théorie nous avait plu à tous les deux, en fumant l’herbe que j’avais soignée tout l’été. Quant aux moments de guerre…

Après toi, après ce désastre, cette tabula rasa stupéfiante, je n’ai cessé de m’intéresser aux féminismes, à leur histoire. J’ai même lu Le Deuxième Sexe en prenant des tas de notes et en vue d’écrire un roman définitif et dialectique dont le titre, La Féministe et l’Impuissant, m’aurait sans doute permis d’être invité chez Zemmour et de le réduire en poussière, de lui décocher une superbe mandale pour services rendus à l’abêtissement généralisé. Un titre provocateur, idiot, qui m’amusait un peu ; bien sûr un roman, pas plus, pas une théorie essentialiste (mais quel meilleur appeau à connards masculinistes qu’un titre pareil !). C’était toi et moi. Notre histoire tragique. Notre ahurissante souffrance quotidienne. Aujourd’hui, je sais que je n’étais pas impuissant ; je sais aussi que puisque tu te disais féministe, c’est que tu l’étais, point à la ligne, mais ton combat n’était pas un combat pour vous et pour nous. Ce n’était même pas un combat empathique pour les autres femmes, dont je sais bien que tu te moquais, ou plutôt que tu les haïssais, souvent. Tu méprisais presque tout le monde. Ce féminisme, c’était en réalité ton combat intime, éternel, contre l’horreur, l’adolescence en charpie, l’huile enflammée, la robe en nylon, la certitude que tu ne serais jamais aimée. Tu as été aimée souvent depuis. Tu le méritais, tu étais fascinante. Mais ça ne t’a pas guérie de cette haine. Ton féminisme était individuel : la guerre d’A. contre tous les cons et toutes les connes.

Les filles qui t’ont succédé, toutes, étaient féministes bien sûr, et toutes à leur manière singulière. La différence entre elles et toi, É. par exemple, ma très chère punk “freeministe” foutraque, c’est qu’elle a tiré de sa souffrance fondatrice — pas la même que toi, mais une horreur tout autant — une immense et joyeuse énergie, une générosité folle. Elle aussi bien sûr est vaguement misandre, ce qui me paraît naturel ; elle aussi chiale parfois de désespoir la nuit quand elle retire son masque de clown génial ; mais elle n’est pas en permanence en guerre.

Hier, ceci m’a donné espoir. Le message n’est pas neuf — c’est en gros celui qui était le tien dans nos discussions paisibles — mais il est porté par quelqu’un d’authentique, dont l’art a une valeur de catharsis. Or je n’ai jamais été convaincu de la valeur de catharsis, pour toi, de cette bite tranchée.

Random Recipe, le 6 avril 2019 au Troisième Volume (Vendôme).
Sur ce morceau, de beaux relents de Cigarettes After Sex.

Dernière nuit avant le Paris-Chicago

Puis ce fut l’arrivée inconsciente — car le cerveau reptilien était en surrégime, et dans la voracité de l’amour physique il ne sait partager avec aucune autre tâche sa ration de temps-machine — des mots du sexe impérieux, animal. Les mots étrangement neutres de la passion, les mots factuels, parce que le vocabulaire se fait la malle.

Te prendre. Je veux te prendre sur chaque palier, étage après étage on titube. Mais si quelqu’un vient ? C’est Noël, après tout. Te prendre contre la porte du logement douillet de la famille Branquignol et de leurs bambins gâtés ? Trop gros risque d’interruption, et pourquoi pas les flics ? Non, il faut que ce plaisir furieux puisse durer. On se cogne l’un l’autre, tu t’arrêtes toutes les cinq marches pour me sentir pousser contre toi, tu colles ton cul contre moi, on hésite à se niquer là, ne serait-ce que quelques secondes, entrer en toi sans trop bouger et sans faire de bruit pour ne pas réveiller les petits Branquignol, entrer en toi en s’accrochant un peu à la rampe, en préambule des délices furieux à venir au lit. Le désir nous rend maladroits. Met nos ventres en feu. Transe incendiaire. Des semaines qu’on rêvait de la peau, notre seul lien véritable.

L’appartement enfin. Vêtements à moitié arrachés, ta robe ma chemise déformées tombent cette fois au sol sans plus de cérémonie ; on envahit enfin le lit dans toutes ses diagonales. Peau contre peau enfin, nous baisons comme des affamés.

C’est si grandiose que c’est comme si nous avions juré de ne plus nous revoir. De fait, j’ai essayé, pour conserver encore un peu ta peau, de te faire aimer mon Paris à moi. Belleville, Ménilmontant, les troquets un brin miteux de la rue Championnet ou de la Goutte-d’Or. Loin de l’ennui du VIe arrondissement, de cette clinquaillerie — tu as découvert avec moi ce qu’était une bourgeoise catholique, que le collier de perles était davantage qu’un accessoire hollywoodien. L’Emperlousée existe, je l’ai rencontrée. C’était dans l’église Saint-Germain-des-Prés. Avec toi, j’ai visité des monuments parisiens que j’avais toujours ignorés, surtout les églises. Et puis l’Opéra, cette baroque pâtisserie d’inspiration viennoise, en 1996 d’abord, puis en ce soir de Noël 2015. C’était ça, ces dix-neuf ans d’intervalle, ces retrouvailles inimaginables, cette incroyable sensation de ne s’être quittés que la veille, qui nous avait sidérés. Notre incrédulité : le désir était le même. Il m’avait fallu quarante et un ans pour confirmer pour de bon, avec cette fois presque vingt ans de recul expérimental, qu’on ne cesse jamais d’aimer une peau qu’on a aimée. Tout le reste nous sépare souvent, combien de séparations avons-nous connues ? mais il suffit d’un hasard, d’un effleurement de mains, pour que le mélange détonant qui a une fois fonctionné s’embrase à nouveau. C’est comme ça. C’était comme ça avec toi. Noël 2015 donc. Notre dernière semaine ensemble, avant 2034 peut-être, qui sait, par hasard forcément. J’étais allée te chercher à l’aéroport, après trois mois de séparation, et j’étais en retard, ou plutôt ce foutu zinc yankee était en avance. Tes textos m’agaçaient, tu n’avais aucune patience. Je le sentais un peu mal, et je redescendais de mon réveillon, la gueule enfarinée. Est-ce que ça allait marcher, cette fois encore ? Après un petit-déjeuner en terrasse (chauffée bien sûr), tu avais fait la sieste toute l’après-midi. Puis tu t’étais enfin déridée, et à l’opéra, assise à côté de moi devant Le Sacre du printemps, tu portais une robe décolletée et il me suffisait de poser mon doigt entre tes seins, comme tu le faisais parfois le matin avec ma queue, pour qu’elle bande. Dans ces moments-là, j’étais fou de toi. Fou de toi en pointillés.

Tu étais hygiéniste, tu ne supportais pas l’idée que je fume quand tu n’étais pas là ; comme tous les Américains ou presque — même si toi tu étais de gauche, francophile, hispanophile, germanophile, qu’en somme tu rêvais de finir tes jours en Europe, une Europe que tu imaginais plus civilisée que ton pays — tu t’étais résignée à devoir vivre dans le cadre du capitalisme. C’était ton éducation. Ton paradigme. La limite ultime de ton imagination. Moi, jamais résigné, con comme un môme éternel, j’étais pessimiste en revanche et au fond je pensais que tu avais raison, qu’on crèverait sous son joug au Kapital, mais j’essayais de te faire sortir, au moins toi, de son cadre infâme. Tu disais : “Les Japonais ont des petits boulots qui peuvent paraître inutiles, saluer les clients qui entrent dans une boutique, par exemple, avant que les vendeurs s’occupent d’eux. Des potiches, hommes et femmes, certes. Mais… au moins, ils ont un emploi, comme ça, tu ne trouves pas ça bien ? Quel autre système tu proposes, de toute façon ?” Misère, j’enrageais. Je n’avais jamais pris autant de plaisir à faire l’amour. Te lécher dans la voiture, les genoux meurtris par les cailloux mais le cerveau et la queue en plein bonheur de te faire jouir, avant de descendre socialiser dans un brunch dominical d’après-mariage, tout à fait innocents, avec nos yeux qui disaient “on vient de baiser comme des dingues pour la quatrième fois depuis ce matin, et on vous emmerde”. Pourquoi je n’arrivais pas à oublier le reste, le choc des cultures, le communication breakdown ?

J’enrageais souvent. Tu t’endimanchais pour aller au théâtre et ça m’embarrassait, ce mélange de convention bourgeoise et de provincialisme. J’avais besoin de boire quatre ou cinq coupes de champagne pour supporter ces spectacles de danse horriblement athlétiques, ces Stevie Vai de la danse, des techniciens parfaits — pour ce que je pouvais en juger — qui ne me transmettaient aucune émotion. Chacun des spectacles que j’ai à peu près aimés quand tu m’emmenais au théâtre voir de la danse, c’était toujours celui que tu avais trouvé le plus plan-plan de la soirée. Tu aimais le conceptuel, le ballet risible des gouttes d’eau dans un nuage orageux, figuré par la lutte entre des danseurs en tutus noirs et des danseuses en tutus blancs, ou l’inverse, for some fucking reason. Je pestais à chaque fois à voix haute, mais sur le ton de l’humour : si je dois me fader un texte théorique et fumeux de vingt lignes pour comprendre où le chorégraphe voulait en venir, c’est que c’est de la merde.

À l’époque, je traduisais de la critique d’art. J’avais souvent envie de chier dans le cou des critiques, des universitaires pour la plupart, incapables d’écrire une phrase de moins de six lignes sans répéter (de plus en plus maladroitement, mais avec toute la pomposité de l’homme du monde, n’est-ce pas) la même idée. Alors retrouver cette prose infâme dans les livrets des spectacles de danse bourgeois, alors qu’on aurait pu aller picoler au Empty Bottle devant un mauvais groupe d’imitateurs de Led Zep…

Gloubiboulga d’époque.

La vérité, c’est que tu t’étais embourgeoisée, partie d’une grande misère, et que moi j’avais rejeté depuis longtemps les dernières scories bourgeoises que m’avait léguées ma famille malade. Deux trajectoires contraires, qui s’étaient croisées une seule fois, sans qu’on le sache, sans doute vers 1998… Tu donnais alors des cours d’anglais au Japon, ton premier boulot, tu me l’avais appris en 2015. À cette époque, moi j’avais cherché une trace de toi sur les premiers moteurs de recherche, en vain. Et puis je t’avais effacée. Peut-être qu’en 1998 nous aurions su vivre ensemble, oh, pas plus de huit mois sans doute. La vie en a décidé autrement. Et c’était bien fini cette courte et potentielle osmose, nous étions désormais trop différents. Mais si je méprisais tes valeurs, je t’aimais, toi. Certes, tu les méprisais aussi, ou plutôt les déplorais ; elles ne te rendaient pas heureuse, tu aspirais même à me rejoindre ; mais pour ça il t’aurait fallu te faire trop violence. Tu t’étais fait une place (une carrière) dans le marketing, en self-made woman au féminisme si étrange, si… américain, si compatible avec le capitalisme, si exotique pour moi.

Après cette nuit, ces trois nuits en réalité, toutes sublimes, tiens, comme les trois premières, huit mois plus tôt… après ces nuits, tu as repris l’avion et je ne t’ai plus revue. Aujourd’hui, tu sors avec un barman “irlandais” de Chicago comme toi, tu avais des origines allemandes et polonaises aussi, peut-être même italiennes, je ne me rappelle plus. Et tu me coaches (c’est le mot, laid comme l’Amérique) quand je te fais part de problèmes sentimentaux, comme une Américaine pragmatique qui ne me pardonne rien et certainement pas mes hésitations, et qui a connu, millimètre par millimètre, une autre version de moi.

Six heures de Brian Eno oblicisé

Les Stratégies obliques du petit père Eno. Vaste fumisterie ou absolu génie ? La postérité seule en jugera — vous me direz qu’elle en juge déjà, mais je parle de la postérité, pas des petits-enfants éclairés de la génération hippie, pas des produits de ces coïts expédiés sous Roxy Music (et mescaline) en 1974, l’année de ma naissance. Envisager papa sous mescaline ? maman lysergisée ? Plutôt crever.

La postérité, camarade. Six cents ans après Matt-Pokora. “600 après M.-P.”, qu’il y aura écrit. L’ère du Médiocre dans sa six-centième année. Tu vois le topo ? Tu visualises ?

Que diront-ils en subissant les six heures du Music for Airports étiré par la grâce d’un bout de software du début du XXIe siècle à l’ergonomie déjà douteuse alors ? Que sauront-ils, ces médiévistes d’un autre âge, du concept même d’ergonomie, d’expérience utilisateur ?

Peu, sans doute. Ils ne retrouveront jamais Paul’s Stretch, son interface absconse, ses pouvoirs magiques. Ne comprendront pas qu’on ait pu s’en servir pour transformer la guitare de Robert Smith en orgue d’église.

Paul’s Extreme Sound Stretch : transformer des guitares en grandes orgues.

Ils ignoreront ce que fut un ordinateur, ne sauront pas expliquer l’omniprésence de cet outil, ne comprendront pas l’ambient d’Eno, improductive, qui me servait parfois à me plonger dans l’atmosphère propice à l’excrétion de mes névroses. Il n’y aura plus de littérature depuis longtemps. Il y aura les Pokoristes. Le schisme sera daté avec ambiguïté : “au tournant du troisième millénaire”. Ils ne se souviendront pas mon nom, ni n’auront la moindre idée du tien.

Eno passé à la moulinette Paul’s Stretch.

La fille du bar de l’hôtel

Elle est gentille, et m’écoute, et me parle
Comme si elle comprenait que je suis à fond de cale

Pigalle, Les Lettres de l’autoroute

R. a de jolis yeux qui me consolent un peu. Je suis si amoureux d’une autre, si souffrant, que je bois de l’Aberlour pour oublier que je me trompe ; R. est toujours là, qui n’en sait fichtre rien et me propose naïvement les plats les plus audacieux de la carte de l’horrible bar lounge qu’elle tient à contrecoeur. Une poêlée de gambas ? Roule, ma poule. And keep the whiskies coming.

Amoureux. Souffrant. Intéressant. Pour moi l’amour n’est approché que d’assez loin dans l’état amoureux, comme la souffrance n’est approchée que de loin par le souffreteux. Le suffixe dit tout. Amoureux, vaguement malade d’un ersatz — d’un espoir ? — d’amour.

L’anglais dispose aussi du suffixe -ish mais la traduction littérale est l’ennemie, on le sait. On ne dit ni n’écrit I feel lovish. On préfère I’m in love, je suis dans l’amour, en amour, plongé, noyé, immergé dans (l’idée de) l’amour. Ce qui ne veut pas dire qu’on aime ; réservons cette drôle d’idée à tous ceux que n’intéressent ni la peau ni le sexe. L’amour est par essence asexué. “L’amour physique est sans issue”, ahanait le poète mal rasé. C’est que pour l’amant seul compte l’état amoureux, à la fois dépassement de l’amour et sa sublime réduction à la peau.

La chère peau.